Rapport du directeur de l'UES - dossier no 06-OCD-025
Livré le : 4 avril 2006
Note explicative
Le gouvernement de l’Ontario publie les précédents rapports du directeur de l’Unité des enquêtes spéciales (UES) présentés au procureur général avant mai 2017 qui portent sur les cas où il y a eu un décès impliquant une arme à feu, une empoignade et/ou l’utilisation d’une arme à impulsions, ou encore un autre type d’intervention notable de la part de la police n’ayant pas entraîné d’accusations criminelles.
Le juge Michael H. Tulloch a formulé des recommandations concernant la publication des précédents rapports du directeur de l’UES dans le Rapport de l’examen indépendant des organismes de surveillance de la police, lequel a été publié le 6 avril 2017.
Dans ce rapport, le juge Tulloch explique qu’étant donné que les précédents rapports n’avaient pas été rédigés au départ en vue d’être divulgués au public, il est possible qu’ils soient modifiés de façon importante pour protéger les renseignements de nature délicate qui s’y trouvent. Le juge a tenu compte du fait que divers témoins lors d’enquêtes de l’UES bénéficiaient de l’assurance de confidentialité et a donc recommandé que certains renseignements soient caviardés de manière à protéger la vie privée, la sûreté et la sécurité de ces témoins.
Conformément à la recommandation du juge Tulloch, la présente note explicative est fournie afin d’aider le lecteur à mieux comprendre les raisons pour lesquelles certains renseignements sont caviardés dans ces rapports. On a également inséré des notes tout au long des rapports pour décrire la nature des renseignements caviardés et les raisons justifiant leur caviardage.
Considérations relatives à l’application de la loi et à la protection des renseignements personnels
Conformément aux recommandations du juge Tulloch et selon les termes de l’article 14 de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée (LAIPVP) (renseignements relatifs à l’exécution de la loi), des parties de ces rapports ont été retirées de manière à protéger la confidentialité de ce qui suit :
- l’information divulguant des techniques ou procédures confidentielles utilisées par l’UES
- l’information dont la publication pourrait raisonnablement faire obstacle à une question qui concerne l’exécution de la loi ou à une enquête menée préalablement à une instance judiciaire
- les déclarations des témoins et les éléments de preuve qui ont été fournis à l’UES à titre confidentiel dans le cadre d’une enquête
Conformément aux recommandations du juge Tulloch et selon les termes de l’article 21 de la LAIPVP (renseignements relatifs à la protection de la vie privée), les renseignements personnels, notamment les renseignements personnels de nature délicate, doivent également être caviardés, sauf ceux qui sont nécessaires pour éclairer les motifs de la décision du directeur. Ces renseignements peuvent comprendre, sans toutefois s’y limiter, ce qui suit :
- le nom de tout agent impliqué
- le nom de tout agent témoin
- le nom de tout témoin civil
- les renseignements sur le lieu de l’incident
- d’autres identifiants susceptibles de révéler des renseignements personnels sur les personnes concernées par l’enquête, notamment lorsqu’il s’agit d’enfants
- les déclarations des témoins et les éléments de preuve qui ont été fournis à l’UES à titre confidentiel dans le cadre de l’enquête
Renseignements personnels sur la santé
Les renseignements relatifs à la santé d’une personne qui ne sont pas liés à la décision du directeur (compte dûment tenu de la Loi de 2004 sur la protection des renseignements personnels sur la santé) ont été caviardés.
Autres instances, processus et enquêtes
Il se peut que certains renseignements aient été omis de ces rapports parce que leur divulgation pourrait compromettre l’intégrité d’autres procédures liées au même incident, par exemple des procédures pénales, des enquêtes du coroner, d’autres instances publiques ou d’autres enquêtes menées par des organismes d’application de la loi.
Rapport du directeur
Notification de l’UES
Le vendredi 10 février 2006 à 5 h 55, l’agent donnant l’avis du Service de police de Hamilton (SPH) a avisé l’Unité des enquêtes spéciales (« l’UES ») que M. Darin Fournier, 40 ans, avait subi une blessure sous garde. Selon l’agent donnant l’avis, à la lumière des renseignements fournis par le personnel du SPH près de l’incident, des membres du SPH avaient mis en état d’arrestation M. Fournier le jeudi 9 février 2006 à 17 h 10 pour état d’ivresse sur la voie publique et l’avaient mis dans une cellule de la Division centrale du SPH. à un certain moment, M. Fournier est apparemment tombé de son lit
L’enquête
Le 10 février 2006, deux enquêteurs de l’UES ont été mandatés pour enquêter sur les circonstances de la blessure de M. Fournier. L’agent non témoin, l’agent de liaison du SPH, a indiqué à l’UES que M. Fournier était inconscient et qu’il souffrait d’un hématome sous‑dural et qu’on ne s’attendait pas à ce qu’il survive.
Les enquêteurs de l’UES ont commencé leur enquête en se rendant à la succursale de la Régie des alcools de l’Ontario (LCBO) située sur la rue Dundurn à Hamilton, où M. Fournier a été arrêté. Les enquêteurs y ont interviewé un certain nombre de témoins civils. Entre‑temps, une technicienne en identification médicolégale de l’UES s’est rendue à la Division centrale du SPH où elle a filmé et photographié la cellule dans laquelle M. Fournier avait été incarcéré après son arrestation.
Au début de l’enquête, il était difficile de déterminer si l’hématome sous‑dural de M. Fournier étaitsurvenu avant son arrestation ou après son incarcération. Par conséquent, l’enquête initiale de l’UES a porté sur les activités de M. Fournier avant son arrestation, ce qui a conduit les enquêteurs de l’UES vers un certain nombre de témoins. Quelque temps après, il a été déterminé qu’il était plus probable que M. Fournier ait subi un hématome sous‑dural après son arrestation, c’est pourquoi l’objet de l’enquête a été élargi.
À la lumière de cette information, l’UES a identifié les membres du personnel du SPH suivants comme étant des agents impliqués :
- agent impliqué no 1
- agent impliqué no 2
- agent impliqué no 3
- agent impliqué no 4
Le 3 mars 2006, les quatre agents ont fourni des déclarations ainsi que leurs notes de service à l’UES.
Par ailleurs, les deux agents du SPH suivants ont été identifiés comme étant des agents témoins :
- agent témoin no 1
- agent témoin no 2
Ils ont également été interrogés par l’UES le 3 mars 2006.
À la demande de l’UES, le SPH lui a fourni les éléments suivants :
- un exemplaire de l’enregistrement des communications liées à l’incident
- l’enregistrement des images vidéo de la cellule
- le rapport du système de répartition assistée par ordinateur
- le registre de service
- la chronologie des événements
- la politique et les ordres du SPH concernant les personnes en détention
- la liste des enregistrements informatiques des personnes en détention
Durant les jours qui ont suivi l’incident, l’UES a interviewé les témoins civils et faisant partie du personnel médical suivants aux dates indiquées :
- témoin civil no 1 (le 10 février 2006)
- témoin civil no 2 (le 16 février 2006)
- témoin civil no 3 (le 17 février 2006)
- témoin civil no 4 (le 17 février 2006)
- témoin civil no 5 (le 23 février 2006)
- témoin civil no 6 (le 27 février 2006)
- témoin civil no 7 (le 27 février 2006)
- témoin civil no 8 (le 17 février 2006)
- témoin civil no 9 (le 10 février 2006)
- témoin civil no 10 (le 10 février 2006)
- témoin civil no 11 (le 12 février 2006)
- témoin civil no 12 (le 24 février 2006)
- témoin civil no 13 (le 13 mars 2006)
- témoin civil no 14 (le 27 février 2006)
- témoin civil no 15 (le 4 mars 2006)
Déclarations des témoins et éléments de preuve fournis à l’UES à titre confidentiel dans le cadre de l’enquête (considérations relatives à l’application de la loi et à la protection de la vie privée)
Décision du directeur en vertu du paragraphe 113(7) de la Loi sur les services policiers
Après de longues délibérations et consultations, j’en suis venu à la conclusion que l’ensemble de la preuve disponible dans cette affaire n’appuierait pas le dépôt d’accusations criminelles contre l’un ou l’autre des agents impliqués. Il est possible de soutenir que les agents ont fait preuve d’un manque de jugement par rapport aux soins qu’ils ont offerts à M. Fournier. Cependant, je conclus que ce manque de jugement (si tel est le cas) n’est pas flagrant au point de jeter les bases pour le dépôt d’accusations criminelles. Les trois chefs d’accusation qui ont été envisagés étaient des voies de fait causant des lésions corporelles (ou plus), de la négligence criminelle causant la mort et l’omission de remplir l’obligation de fournir les choses nécessaires à l’existence. Lorsque j’ai soupesé l’ensemble des circonstances et que j’ai appliqué les critères appropriés, j’ai déterminé que les éléments de preuve disponibles ne soutenaient aucun de ces chefs d’accusation. Conformément à ce que je considère être de mon ressort en vertu de la Loi sur les services policiers, je n’offre aucune opinion autre que celle sur la question de la poursuite criminelle, malgré le fait qu’une partie de mon analyse comprenne un examen des politiques et des procédures du SPH.
Laissez‑moi en premier lieu aborder les faits qui, selon moi, sont fondés sur l’examen de l’ensemble de la preuve. Je prends quelques secondes pour reconnaître, encore une fois, que le SPH et tous ses membres étaient ouverts, coopératifs et disponibles tout au long de l’enquête. L’UES s’attend donc à ce traitement lorsqu’elle doit travailler avec le SPH, et bien que ces comportements soient attendus, l’UES ne les tient pas pour acquis et les apprécie réellement. Au cours de mon exposé des faits, j’expliquerai pourquoi il n’y a clairement aucun motif permettant de croire que l’un des agents impliqués a agressé M. Fournier. Ensuite, je me pencherai sur mon analyse expliquant pourquoi je ne crois pas qu’il existe des motifs raisonnables de croire que les agents ont commis un crime d’omission.
M. Fournier était un alcoolique chronique. Le 9 février 2006, au milieu de l’après‑midi, immédiatement après avoir reçu de l’argent, lui et un ami sont allés à la succursale de la LCBO située sur la rue Dundurn à Hamilton. M. Fournier a acheté deux bouteilles de vin à cet endroit, une pour lui et une pour son ami. Ils ont ensuite quitté les lieux et ont bu plutôt rapidement leurs bouteilles avant de se séparer. M. Fournier est retourné à la LCBO sur la rue Dundurn et son ami s’est dirigé vers le centre-ville. C’est à 17 h que M. Fournier est retourné à la succursale de la LCBO, et peu après, sa présence a été signalée à la direction et au personnel de la LCBO qui, à leur tour, ont appelé la police. Deux agents du SPH sont arrivés au magasin et ont déterminé très rapidement que M. Fournier était intoxiqué dans un endroit public, ils ont donc procédé à son arrestation pour cette infraction.
À ce stade, il convient de souligner deux choses. Tout d’abord, un toxicologue a calculé le taux d’alcoolémie de M. Fournier à la lumière des lectures faites à la suite des prises de sang lors de l’admission de M. Fournier à l’hôpital et les a extrapolées pour déterminer la concentration d’alcool dans son sang au moment de son arrestation. Le toxicologue est d’avis que le taux d’alcoolémie de M. Fournier au moment de son arrestation (17 h 17) devait se situer entre 290 et 370 mg d’alcool par 100 ml de sang. Par ailleurs, M. Fournier était extrêmement bien connu au sein du SPH, particulièrement par le personnel du secteur de détention de la Division centrale. Renseignements personnels de nature délicate . En outre, depuis 1988, les agents du SPH ont arrêté M. Fournier à 288 reprises pour ivresse sur la voie publique pour le mettre en détention dans les cellules du poste de police de la Division centrale. Ce chiffre n’inclut pas les nombreuses autres occasions où la police l’a conduit à un centre de désintoxication plutôt que dans une cellule.
Ce niveau de familiarité peut avoir joué un rôle lorsque les agents ont fait des suppositions et tiré des conclusions au moment où ils ont eu à faire affaire avec M. Fournier. Ce n’est pas une critique, mais plutôt une simple observation. Nous sommes tous humains et nous tirons des leçons des expériences passées avec lesquelles nous prédisons les futurs comportements. Il se pourrait que l’on remarque des signes de blessures sur une personne inconnue par la police et ceux‑ci pourraient être mal interprétés lorsqu’ils sont décelés chez une personne dont le comportement habituel est bien connu des policiers.
Les agents qui ont arrêté M. Fournier ont vérifié s’ils pouvaient l’emmener à un centre de désintoxication; on les a avisés que ce n’était pas une option puisqu’il n’y avait pas de place. La seule option possible était de poursuivre l’arrestation et d’emmener M. Fournier aux cellules de détention de la Division centrale.
Lorsque les agents sont arrivés au poste de police de la Division centrale, M. Fournier a cessé de collaborer. Il a été décrit avec ces termes ou comme étant belliqueux ou combatif par tous ceux qui ont eu à faire affaire avec lui au poste de police.
L’agent(e) responsable des cellules s’affairait à réaliser d’autres tâches ailleurs dans le poste de police, et par conséquent, l’un des constables a appelé l’agent(e) responsable et l’a avisé que M. Fournier était là et qu’il répondait aux conditions justifiant sa mise en détention. L’agent(e) responsable a ordonné au constable de poursuivre le processus.
M. Fournier avait été traîné de l’auto‑patrouille jusqu’à la salle de mise en détention. M. Fournier était en apparence échevelé et intoxiqué. Les agents ont décidé de le mettre dans l’une des cellules. Deux membres du personnel responsable des cellules ont saisi M. Fournier, l’ont soulevé du sol et ont commencé à l’emmener dans la cellule où il est habituellement placé. Alors qu’ils emmenaient M. Fournier, ce dernier s’est mis à se débattre et s’est défait de leur emprise avant d’adopter ce qui a été décrit comme étant une position de combat pour affronter les agents. à un certain moment, M. Fournier s’est avancé vers l’un des agents responsables des cellules et ce dernier a levé ses mains pour empêcher M. Fournier d’avancer plus loin et il semble que M. Fournier a donné une poussée avec le coude à ce moment.
L’équilibre de M. Fournier était compromis, même dans les circonstances les plus favorables. En 1995, il s’était infligé une grave lésion cérébrale. Les effets de cette blessure persistaient et étaient exacerbés par sa grande consommation d’alcool. Quoi qu’il en soit, en raison de ce contact, M. Fournier a perdu l’équilibre (il était dans une situation encore plus précaire puisqu’il ne portait pas de chaussures et que ses chaussettes étaient mouillées, car il avait perdu le contrôle de sa vessie). M. Fournier est tombé à la renverse, apparemment, d’abord sur son postérieur, puis à plat sur son dos. Sa tête est allée percuter le plancher de béton violemment.
L’un des constables se rappelle que les yeux de M. Fournier sont demeurés ouverts, mais il a semblé être en léthargie pendant un moment; d’autres agents se rappellent que M. Fournier semblait être immédiatement tombé endormi et qu’il a commencé à ronfler. Les témoignages sont unanimes voulant que l’un des constables est immédiatement allé examiner M. Fournier et n’a pu trouver de signe de blessure externe. M. Fournier s’est réveillé et a recommencé à avoir un comportement belliqueux. Les agents ont tous cru qu’il n’était pas blessé et ont attribué son attitude à la façon dont il se comportait avec la police lorsqu’il était intoxiqué.
Nous savons maintenant, selon l’expert dont nous avons retenu les services, que le ronflement était probablement une respiration stertoreuse, ce qui indique que le niveau de conscience est diminué et que la capacité de l’individu de maintenir ses voies respiratoires dégagées est compromise. Cependant, nous savons aussi que l’intoxication imite et masque les effets des lésions cérébrales, donc il était peu probable que les agents comprennent la véritable signification de ce dont ils étaient témoins. En effet, ils ne l’ont pas comprise. C’est pourquoi M. Fournier a été transporté dans sa cellule habituelle et non à l’hôpital.
En ce qui concerne la blessure au cerveau de M. Fournier, de prime abord, il était difficile de déterminer d’où elle tenait son origine. Certaines preuves indiquent que M. Fournier est tombé dans le stationnement de la succursale de la LCBO et qu’il s’est probablement cogné la tête avant même que l’on appelle la police. Il est toutefois également clair que M. Fournier a fait une importante chute largement incontrôlée sur le plancher de béton dans les cellules de détention provisoire. Tout bien considéré, je suis convaincu que c’est sous la garde de la police qu’a été causée la lésion cérébrale grave de M. Fournier et que c’est cette chute qui a déclenché l’hémorragie cérébrale, causant éventuellement sa mort. On a déterminé que la cause de son décès était un hématome sous‑dural et des contusions au cerveau dus à un traumatisme contondant à la tête, qui peuvent s’expliquer par une chute.
Je crois que M. Fournier est tombé en raison d’une échauffourée qu’il a lui‑même amorcée dans les cellules, et que la force utilisée par les policiers lors de cette interaction n’était pas déraisonnable et n’a certainement pas été employée avec l’intention de causer sa chute, à plus forte raison de lui causer une blessure.
En ce qui concerne les questions entourant la négligence criminelle et l’omission de remplir l’obligation de fournir les choses nécessaire à l’existence, la situation s’avère plus complexe. Avant d’entamer cette analyse, je tiens à réitérer l’avis du neurologue indiquant que l’intoxication masque les indices de lésion cérébrale et que la différence entre ces deux types d’indices est très difficile à cerner, même pour un médecin. Je me rappelle également que le neurologue a souligné que l’alcoolisme chronique cause l’atrophie et le rétrécissement du cerveau, ce qui laisse plus d’espace dans le cerveau pour qu’un vaisseau sanguin se fissure et saigne, et ce, avant que l’hémorragie devienne suffisamment importante pour que la pression augmente et ses effets se manifestent dans le comportement du patient. Enfin, le neurologue a trouvé des preuves corroborant la présence d’une hémorragie chronique antérieure à l’hémorragie grave (qui était probablement le résultat d’abus de substances à long terme).
À 19 h 35, M. Fournier était debout et marchait dans sa cellule. Cette activité a été captée par le système de caméras de surveillance du poste de police de la Division centrale
. Il est ensuite retourné se coucher et semblait dormir jusqu’à 23 h 30. On effectuait des vérifications de routine des cellules régulièrement et à chaque fois, il semblait que M. Fournier dormait. à 23 h 30, l’un des agents a décidé que M. Fournier pourrait probablement être relâché en toute sécurité et s’est rendu à sa cellule pour entamer le processus de libération.
L’agent(e) s’est alarmé lorsqu’il/elle n’est pas parvenu à réveiller M. Fournier et a demandé de l’aide. Tandis que l’agent responsable des cellules essayait de réveiller M. Fournier, le premier agent/la première agente est allé appeler une ambulance. L’agent responsable des cellules laissé derrière a décidé de sortir M. Fournier de la cellule étroite pour l’emmener au bureau de la réception afin que le personnel des services médicaux d’urgence ait plus d’espace pour bouger. Malheureusement, il/elle a fait cela en tirant M. Fournier par un bras.
En ce qui concerne les deux crimes d’omission que j’ai examinés, l’une des considérations préliminaires est de déterminer si la personne faisant l’objet de l’enquête avait oui ou non le devoir de prendre soin du défunt. Bien évidemment, les agents responsables des cellules et ceux dont l’autorité s’appliquait à M. Fournier avaient un tel devoir. Alors, en quoi consiste ce devoir? Quelles sont sa nature et sa portée? Il n’y a pas de réponse prédéfinie à ces questions, mais on peut y répondre en ayant recours au test de la « personne raisonnable ».
Il s’agit d’un test objectif dans le cadre duquel la conduite reprochée est mesurée par rapport à une norme définie par la conduite d’une personne raisonnable dans des circonstances similaires. Toutefois, le test est modifié avec une composante subjective en ce sens que ce sont les perceptions des circonstances par le sujet qui prévalaient au moment de la conduite en question qui façonne le scénario construit pour la personne raisonnable.
Alors, comment les agents impliqués percevaient‑ils les circonstances cette nuit‑là? Ils ont tous vu M. Fournier tomber et ont reconnu que la chute pourrait avoir blessé ce dernier. L’un des agents a examiné M. Fournier et n’a relevé aucune blessure externe. Lorsque M. Fournier a recommencé à ne pas collaborer, les agents ont considéré que cela était normal dans son cas et ont conclu (à tort) qu’il n’y avait pas de problème. Les signes extérieurs de la blessure ont pris du temps à se manifester, les signes qui auraient pu apparaître étaient masqués par le degré d’intoxication du suspect.
Les pratiques usuelles peuvent être une autre source de preuves qui peut aider à déterminer ce qui est raisonnable; on peut trouver des preuves de ces pratiques dans les politiques et les procédures des services de police. Durant cette enquête et mes délibérations, j’ai comparé la conduite des agents aux politiques et aux procédures écrites du SPH et j’ai trouvé quelques incongruités. Cela est insuffisant pour jeter les bases qui permettraient de croire qu’il y a eu une omission de soins criminelle. Ces politiques fournissent une certaine orientation sur les pratiques ou à tout le moins une norme de soins acceptée. Ces politiques et procédures n’ont pas force de loi.
Tout comme le respect d’une politique ne protégerait pas nécessairement les agents contre des poursuites criminelles, la non‑conformité ne signifie pas, par la force des choses, qu’un crime a été commis. La politique fournit une indication de ce en quoi consiste aux yeux du service de police un niveau de soins acceptable offert à un prisonnier, et cette politique est conçue pour refléter et protéger une myriade d’intérêts différents. Le droit criminel impose un test plus substantiel avant qu’un geste ou une omission soit considéré à proprement parler comme étant un crime.
Le nœud de l’enquête sur le caractère raisonnable se résout à la lumière de la question suivante : comment une personne raisonnable aurait‑elle agi si elle s’était trouvée dans la même situation que les agents impliqués? Lorsqu’il est question de vie ou de mort, et que la mort ou une blessure grave est la conséquence prévisible d’une mauvaise décision, une personne raisonnable aurait opté pour la prudence et aurait emmené la personne à l’hôpital pour qu’elle reçoive immédiatement des soins. Toutefois, il ne s’agissait pas d’une question de vie ou de mort évidente. Je ne crois pas qu’il y ait eu une violation du devoir de prodiguer des soins imposée à ces agents par le droit criminel.
Même lorsqu’il y a une telle violation, la simple omission de se conformer au devoir de prodiguer des soins ne suffira pas pour justifier une condamnation dans le contexte du droit criminel. Lorsque le Code criminel relève une infraction de négligence criminelle, l’infraction ne sera pas sanctionnée à moins que la conduite reprochée ne constitue un écart marqué et important par rapport à ce qu’aurait fait une personne raisonnablement prudente dans les circonstances : voir R c. Creighton (1993), 83 C.C.C. (3d) 347 au para. 382 (C.S.C.). La Cour suprême du Canada a expressément adopté cette approche dans l’affaire R c.Naglik (1993), 83 C.C.C. (3d) 526, et en a fait le critère à appliquer lors de l’évaluation de l’actus reus au regard de l’article 215. Je ne crois pas qu’il y avait un tel écart marqué et important.
Il est possible que l’un ou plusieurs des agents de police ou des constables spéciaux n’aient pas vu les signes indiquant que M. Fournier se trouvait dans un état de détresse médicale; mais cette omission, le cas échéant, ne peut certainement pas être élevée au rang de négligence criminelle. En effet, en toute justice pour les personnes concernées, il faut noter qu’elles ne sont pas les seules à supposer qu’une personne qui respire et qui ronfle ne peut être dans un état médical grave.
Date : Le 4 avril 2006
James L. Cornish
Directeur
Unité des enquêtes spéciales
Notes en bas de page
- note de bas de page[1] Retour au paragraphe Le système de surveillance vidéo du poste de la Division centrale n’enregistre pas le son. Il comprend une série de caméras vidéo qui filment les différents secteurs du poste de police. Les caméras captent une image à la fois avec un délai entre chacune de celles ci, il ne s’agit pas d’un flux d’images continu. Il est difficile de déterminer clairement si oui ou non M. Fournier est tombé du banc en métal (le lit) dans sa cellule, cependant on pouvait le voir se promener dans sa cellule après qu’il y ait été mis en détention.
- note de bas de page[5] Retour au paragraphe En effet, la majeure partie des témoignages des agents impliqués dans cette affaire est soutenue par les images captées par les caméras.