Selon notre cadre de référence, le présent examen a pour objectif « de promouvoir la sécurité et les possibilités pour ceux qu’auront rendus vulnérables les pressions et les changements économiques structuraux que connaissent les Ontariennes et les en 2015 ». Pour ce faire, nous nous sommes penchés sur les pressions et les changements qui sont survenus et surviennent encore aujourd’hui. La plupart des pressions que nous décrivons font l’objet de nombreuses recherches et analyses d’experts; nous devons nous contenter ici de n’en donner qu’un bref survol.

Notre compréhension des pressions économiques, de la façon dont les milieux de travail ont changé dans des dimensions pertinentes à au présent examen, et de la nature des travailleurs vulnérables nécessitant une meilleure protection, s’appuie sur notre propre interprétation et sur certains documents universitaires rédigés à notre demande, plus particulièrement sur deux rapports circonstanciels préparés pour l’examen par Morley Gunderson, soit Changing Pressures Affecting the Workplace (2015), et Implications for Employment Standards and Labour Relations Legislation (2015),, desquels nous nous sommes largement inspirés. Les points de vue exprimés ici sont toutefois bien les nôtres.

Introduction

Le présent chapitre aborde les facteurs interdépendants ayant contribué à l’évolution des milieux de travail.

Le point de départ consiste à reconnaître que le cadre structurel et conceptuel de base des deux lois la (LRT et la LNE) que nous examinons a été défini il y a de cela plusieurs années. Bien que ces lois aient été considérablement modifiées au fil des ans, les cadres conceptuels de base et l’approche adoptés pour chacune d’elles sont demeurés les mêmes. Par conséquent, nous devons évaluer si elles réussissent bien à répondre aux besoins actuels des travailleurs vulnérables, afin de déterminer les nouvelles approches qui seraient adaptées aux milieux de travail d’aujourd’hui, façonnés par une longue et complexe évolution toujours en cours.

Puisque cet examen doit réévaluer les lois et règlements qui ont été conçus pour une autre époque, il faut reconnaître que le cadre actuel pour ces deux lois a été conçu en grande partie en fonction d’une économie où prédominaient les grands lieux de travail établis dans un même endroit, où le travail était effectué par des hommes cols bleus, surtout dans le secteur manufacturier. Dans ce secteur, les grandes entreprises bénéficiaient souvent de tarifs protecteurs et d’une concurrence restreinte, et la représentation syndicale était beaucoup plus élevée. Aujourd’hui, le paysage économique est très différent, aussi bien pour les employeurs que pour les employés; sur une période de plusieurs années, le secteur manufacturier en Ontario a connu un recul important, tandis que celui des services connaissait une forte croissance.

Pressions touchant les employeurs et la demande de main-d’œuvre

Mondialisation

Les marchés des produits et services se mondialisent de plus en plus et sont souvent confiés à des sociétés étrangères. Les réductions des tarifs protecteurs, les accords de libre-échange et les réductions des coûts des transports et des communications ont favorisé cette tendance. Les entreprises de certains secteurs, notamment le secteur manufacturier, qui jouissaient antérieurement de tarifs protecteurs, font maintenant face à une féroce concurrence internationale, en raison particulièrement des importations provenant de pays en développement où les salaires sont moindres.

Une pression connexe se dessine avec la tendance à externaliser les services commerciaux à l’étranger grâce à Internet, à la technologie informatique et aux logiciels de réseautage mondial. Les entreprises peuvent envoyer leurs demandes à la fin de la journée dans un autre fuseau horaire, et avoir les réponses le jour suivant. Pour les services commerciaux, nous constatons une tendance à externaliser de plus en plus les services haut de gamme.

En plus des pressions concurrentielles mondiales, le Canada a connu une réorientation du commerce intérieur est-ouest, qui s’effectue maintenant dans l’axe nord-sud avec les États-Unis et le Mexique, en grande partie en raison des accords de libre-échange. Le récent changement d’administration américaine entraînera sous peu la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), de même que l’imposition possible de taxes douanières sur les biens exportés aux États-Unis. Ces pressions font peser une incertitude sur les employeurs et les marchés. Un nouvel accord commercial sera peut-être conclu avec l’Union européenne et, malgré l’échec probable du Partenariat transpacifique, d’autres accords avec l’Asie sont actuellement à l’étude; s’ils se concrétisent, l’importance du commerce intérieur est-ouest s’en trouvera d’autant plus réduite. La réorientation du commerce extérieur (surtout dans l’axe nord-sud) fait en sorte que les entreprises canadiennes seront vraisemblablement en concurrence avec les entreprises américaines, où les entraves et les règlements sur le travail sont moins rigoureux.

Avec une plus grande mobilité des capitaux, certaines sociétés peuvent menacer de façon crédible de déménager leurs usines et leurs investissements dans des marchés où les coûts liés à la réglementation sont plus faibles. On peut alors s’inquiéter que cette concurrence au chapitre des investissements puisse mener à un « nivellement vers le bas » ou à une « harmonisation au plus bas dénominateur commun » au chapitre des lois relatives aux relations de travail et aux normes d'emploi; cette situation annihilerait les efforts visant l’amélioration des conditions des travailleurs de l’Ontario.

La crainte des travailleurs, de leurs collectivités et des décideurs de perdre de nouveaux investissements ou de voir des usines déménager hors de la province est bien réelle. Les indices de ce qui influence réellement les entreprises à cet égard ne sont toutefois pas concluants et prêtent à la controverse, comme le démontre l’étude commandée pour le présent examenfootnote 26. La montée du nationalisme économique aux États-Unis, les politiques axées sur « l’Amérique d’abord » et la renégociation de l’ALENA jettent encore plus d’incertitude sur cet enjeu et ajoutent une dimension éminemment politique aux décisions d’investissement.

Plusieurs entreprises de l’Ontario ne sont pas touchées par ces considérations, car elles offrent des services non exportables. Qui plus est, plusieurs employeurs n’ont pas de stratégie pour déménager ou pour investir dans un marché où les salaires sont moindres ou qui est moins réglementé, parce que de nombreux facteurs interviennent dans ce type de décision, et jouent en faveur de l’Ontario – des facteurs positifs comme sa population active scolarisée, spécialisée et fiable, le régime fiscal des sociétés, le taux de change, le financement public de son système de soins de santé et bien davantage. L’Ontario doit toutefois mesurer l’effet de ses politiques sur le prix de revient des entreprises et leur compétitivité, en particulier dans le contexte d’une concurrence mondiale féroce, de la réorientation nord-sud et de la plus grande mobilité des capitaux. Il faut établir une « réglementation intelligente » capable d’assurer non seulement l’équité et la justice, mais aussi des conditions favorables aux entreprises.

Changements technologiques

Les changements technologiques s’appuyant sur les compétences et la transformation de l’économie du savoir ont eu des effets marquants sur le type de population active recherché aujourd’hui, et ont fait naître plusieurs autres tendances, notamment le réseautage et le commerce mondiaux, ainsi que l’externalisation à l’étranger (notamment des services commerciaux). Ces changements, associés à l’avènement de l’informatique et d’Internet, favorisent les modifications dans les secteurs manufacturiers et de la distribution, comme c’est le cas pour les systèmes de livraison juste à temps, la robotique, la fabrication 3-D, la diffusion en continu de films et les lecteurs de codes à barres.

On assiste également à l’émergence de la nouvelle soi-disant « économie de partage » ou « économie à la tâche » que l’on connaît par des entreprises comme Uber ou Airbnb. Cette nouvelle organisation économique a le potentiel de transformer les milieux de travail et les industries, plusieurs employeurs disant faire appel à des entrepreneurs indépendants, plutôt qu’à des employés, pour répondre à leurs besoins de services, faisant de la définition de l’employé un enjeu plus important que jamaisfootnote 27.

La prolifération des plateformes en ligne dédiées à la réalisation de projets à la pige ou hébergeant des travailleurs en externalisation ouverte peut aussi constituer un facteur d’accélération majeur dans la transformation du travail et du milieu de travailfootnote 28. Selon Horizons de politiques Canada, une organisation de « prospective » au sein de la fonction publique fédérale, la présence grandissante des travailleurs virtuels sur ces plateformes en ligne peut – en créant un marché mondial de main-d'œuvre, propice à une baisse globale de la rémunération – venir sérieusement perturber l’organisation actuelle du travailfootnote 29.

L’une des caractéristiques les plus perturbatrices de l’économie numérique en émergence est l’essor des travailleurs virtuels. Des plateformes de travail virtuel (par exemple, freelancer) permettent à des travailleurs individuels d’annoncer leurs compétences et de trouver des contrats à court terme auprès d’employeurs du monde entier – ce qui crée un marché numérique mondial de main-d’œuvre. On estime que 48 millions de travailleurs étaient inscrits sur des plateformes de travail en ligne à l’échelle mondiale en 2013footnote 30 On estime également que le marché augmentera de 33 % annuellement, et on s’attend à ce que le nombre de travailleurs atteigne 112 millions et le revenu du marché 4,8 milliards de dollars américains en 2015footnote 31. La progression du travail virtuel pourrait profondément changer la nature du travail au Canada, transformant la façon dont le travail est réalisé, le moment où il est réalisé, le lieu où il se réalise et le type même du travail réalisé. Cette nouvelle forme de travail pourrait ensuite remettre en question les fondements de la politique sociale et des programmes du Canada comme l’assurance-emploi et le Régime de pensions du Canadafootnote 32.

Un grand nombre d’observateurs croient que l’essor de l’intelligence artificielle, le morcèlement ou le « dégroupement » du travail en tâches constitutives et l’accroissement de l’automatisation et de la robotisation auront un impact direct sur les types et le nombre d’emplois disponibles à l’avenir, bien que le rythme, la portée et les conséquences de ces grandes tendances restent inconnus. Alors que l’Ontario et le Canada cherchent à s’ajuster à ces nouvelles réalités, tout indique qu’elles représenteront un enjeu majeur dans l’élaboration des futures politiques socialesfootnote 33.

Passage de l’ère de la fabrication à celle des services

L’une des principales conséquences de cette concurrence mondiale féroce, en plus de la restructuration industrielle que l’Ontario a connue, est le passage de l’ère de la fabrication à celle des services. De 1976 à 2015, par exemple, la part totale du marché de l’emploi dans le secteur manufacturier est passée de 23,2 % à 10,8 %, soit une diminution de 12,4 points. Au cours de la même période, la part du secteur des services est passée de 64,5 % à 79,8 %, soit une augmentation de 15,3 points. L’augmentation dans le secteur des services était toutefois polarisée, la plus grande partie de l’augmentation étant attribuable aux services professionnels, scientifiques, techniques et commerciaux, plus rentables (de 4,6 % à 13,2 %), et aux services moins rentables de l’hébergement et de l’alimentation (de 3,9 % à 6,4 %)footnote 34. Conjointement avec d’autres facteurs, cela a eu un effet marqué sur les milieux de travail en Ontario.

Ce changement du marché du travail a eu un effet d’« évidement » ou de « disparition du centre » dans la répartition des compétences et des salaires, entraînant souvent des pertes d’emplois pour les travailleurs plus âgés occupant des emplois relativement bien payés, de cols bleus dans le secteur manufacturier. Ces travailleurs congédiés ne possèdent généralement pas les compétences spécifiques leur permettant d’occuper les emplois à valeur ajoutée, de plus en plus nombreux, dans le secteur des services commerciaux, financiers et professionnels. Leurs compétences sont souvent spécifiques à un secteur industriel (par exemple, acier, automobile, pâtes et papiers) et elles ne peuvent être utilisées dans d’autres secteurs. Plusieurs travailleurs sont dans la force de l’âge et sont souvent jugés trop vieux pour être formés ou déplacés, mais trop jeunes pour prendre leur retraite. Ils finissent souvent dans des emplois peu payés et non syndiqués, dans le secteur des services personnels. La « disparition du centre » dans la répartition des emplois signifie également qu’il est plus difficile pour les personnes se trouvant au bas de cette répartition de recevoir la formation nécessaire pour progresser dans l’échelle des emplois, car les « échelons du centre » n’existent plus. Ils sont souvent piégés au bas de l’échelle et n’ont que peu de chance, ou pas du tout, de bénéficier d’une mobilité professionnelle.

Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le recul de l’emploi moyennement qualifié « est allé de pair avec celui des contrats de travail traditionnels; et les travailleurs occupant des emplois faiblement et hautement qualifiés sont de plus en plus indépendants, à temps partiel ou travailleurs temporairesfootnote 35. ».

Cette évolution constitue une source évidente de l’inégalité croissante des salaires et des revenus, de même que de la stagnation observée dans les salaires réelsfootnote 36. En outre, la part des salaires dans le PIB du Canada est passée de 48,1 % en 1981 à 44,5 % en 2015footnote 37.

Croissance des salaires reels (gains horaires moyens, rajustés)

Graphique linéaire indiquant la stagnation de la croissance des salaires réels axée sur les gains horaires moyens rajustés aux dollars en 2014. Selon les gains horaires moyens rajustés, la croissance des salaires a augmenté de façon constante, passant d’un peu plus de 14 $/l’heure en 1961 à 24 $/l’heure en 1977. La croissance des salaires est demeurée à environ 24 $/l’heure de 1997 jusqu’en 1983. À compter de 1983, la croissance des salaires a connu une baisse constante, passant à 20 $/l’heure en 1991. En 1991, la croissance des salaires a commencé à augmenter lentement, passant de 20 $/l’heure en 2013 à environ 23 $/l’heure, mais n’a jamais atteint la valeur maximale de 24 $/l’heure de 1997.

Source : CANSIM tableaux 281-0022, 281-0008, 281-0030. Remarque : La méthode utilisée par Statistique Canada pour catégoriser les emplois a été modifiée en 1983 et également en 1997. La légère hausse enregistrée après 1997 est en partie attribuable à ce changement de catégorisation, pas aux augmentations de salaire importantes.

Évolution de la stratégie et de l’organisation des entreprises : milieux de travail fissurés

Dans un effort pour expliquer comment, au cours des vingt dernières années, les milieux de travail se sont fondamentalement détériorés (selon lui), David Weil décrit le processus de « fissuration » selon lequel des entreprises pilotes dans plusieurs secteurs industriels ont réduit leur propre population active nombreuse au profit d’un réseau complexe de plus petits employeursfootnote 38. De nombreuses entreprises voient également le jour selon ce modèle. Weil décrit l’économie américaine, mais cette situation a été remarquée et observée dans la littérature universitaire de nombreux pays du monde. Dans une certaine mesure, cette tendance a contribué à créer le marché du travail que l’on connaît aujourd’hui en Ontario.

Dans son livre, Weil décrit comment les entreprises pilotes, par la sous-traitance et l’externalisation, réduisent les coûts et se dégagent de la responsabilité des emplois indirects qu’elles créent en transférant à d’autres cette responsabilité et les coûts inhérents. Il décrit comment cette transition vers des entreprises plus petites qui fournissent les produits et services aux entreprises pilotes constitue une stratégie délibérée pour créer une concurrence féroce entre les employeurs relevant de l’entreprise pilote, et provoque une importante pression à la baisse sur la rémunération, mais en transférant la responsabilité des conditions de travail à des tiers. Weil démontre comment cette situation a contribué à créer un nombre croissant d’emplois précaires occupés par des employés travaillant pour des entrepreneurs et, souvent, pour plusieurs sous-traitants.

La fissuration s’est produite, selon Weil, par suite de la mise en œuvre de plusieurs stratégies opérationnelles distinctes, l’une étant axée sur les recettes, une autre sur les coûts et une troisième, qu’il décrit comme « le liant », qui réunit toutes ces stratégies. Sur le plan des recettes, une entreprise pilote mettra l’accent sur l’établissement de sa marque et sur la création d’importants biens et services nouveaux et novateurs, tout en coordonnant la chaîne d’approvisionnement qui rend cela possible. Sur le plan des coûts, les entreprises pilotes sous-traitent ou externalisent les activités qui étaient auparavant exécutées à l’interne, ce qui crée une vive concurrence entre les fournisseurs éventuels et les entrepreneurs qui procurent les produits ou les services à l’entreprise pilote.

Le facteur critique permettant l’intégration de ces deux stratégies et assurant le succès global de la stratégie opérationnelle est le fait que l’entreprise pilote peut contrôler les produits et services fournis par les entrepreneurs et les sous-traitants grâce aux nouvelles technologies de l’information et des communications. La technologie rend possible la création de normes détaillées et complexes que les entrepreneurs doivent respecter, et elle permet aussi aux entreprises pilotes de contrôler et de faire respecter toutes les normes relatives à la qualité des produits, à la livraison et aux autres services fournis par les entrepreneurs et les sous-traitants. Ainsi, les entrepreneurs de l’entreprise pilote, qui sont souvent en vive concurrence avec d’autres entreprises semblables, doivent se conformer à la supervision rigoureuse de l’entreprise pilote. En vertu de cette stratégie, l’entreprise pilote se soustrait à la responsabilité légale associée à l’embauche directe des employés des entrepreneurs et des sous-traitants, et à toute responsabilité législative ou de négociation qui y est rattachée. Les employeurs plus petits sont par conséquent moins stables et entretiennent des relations plus incertaines avec leurs propres travailleurs.

Dans certaines industries, le franchisage est un autre exemple de stratégie opérationnelle selon laquelle l’entreprise pilote, à titre de franchiseur, se soustrait à la responsabilité des employés participant à l’exécution de la stratégie et à la vente directe du produit, qui est au cœur de sa marque. Le franchiseur qui se trouve au sommet de la chaîne d’approvisionnement peut, ou non, se retirer des activités quotidiennes de l’entreprise en cas de problèmes de conformité aux normes d’emploi. Toutefois, la plupart des franchiseurs préparent des contrats détaillés qu’ils font respecter, ainsi que des manuels juridiquement contraignants pour les franchisés, qui changent constamment et qui traitent de toutes les facettes des activités. Il peut être difficile d’établir une réglementation régissant les entrepreneurs et les petites entreprises qui sont en concurrence dans divers secteurs industriels pour faire le travail confié par l’entreprise pilote. Le modèle opérationnel établi par le franchiseur peut limiter les marges bénéficiaires, ce qui ajoute de la pression pour les franchisés qui pourraient ne pas respecter les normes minimales. Qui plus est, contrairement aux plus grandes entreprises, ces petites entreprises n’ont généralement pas de service des ressources humaines à la fine pointe pour surveiller si la loi est respectée.

Manifestement, les ressources gouvernementales nécessaires pour surveiller la conformité sont déjà débordées, et elles le seront encore davantage compte tenu du nombre de petits employeurs, particulièrement si un nombre important d’entre eux ne respectent pas les normes d’emploi. Le faible risque de plainte de la part des employés, en particulier de ceux n’ayant que peu ou pas de pouvoir de négociation, associé au faible risque d’une inspection et aux faibles amendes imposées par le gouvernement, font en sorte que la non-conformité par certains petits employeurs s’intègre simplement à leur stratégie opérationnelle.

Quoi qu’il en soit, la fissuration est un phénomène mondial, et tous les territoires s’efforcent de trouver des mécanismes permettant aux lois d’y répondre efficacement et de façon appropriée; notre province n’y fait pas exception.

Évolution des milieux de travail liée à l’évolution de la population active

L’évolution des pressions est également liée à l’évolution démographique et à la nature changeante de la population active. La population active en Ontario s’est beaucoup diversifiée et comprend maintenant un plus grand nombre de femmes, de représentants des minorités visibles, de nouveaux immigrants, d’Autochtones et de personnes handicapées. Plusieurs travailleurs issus de ces groupes sont vraisemblablement vulnérables et susceptibles de vivre dans une pauvreté chronique.

Bien que la situation se soit stabilisée au cours des dernières années, il y a eu une augmentation spectaculaire de la participation des femmes à la population active (en particulier des femmes mariées, y compris celles ayant des enfants). Le nombre de femmes faisant partie de la population active est maintenant pratiquement égal au nombre d’hommes. La famille à deux revenus est devenue la norme plutôt que l’exception. Il y a aussi de nombreux chefs de familles monoparentale. Ce qui a provoqué de graves problèmes de conciliation travail-vie personnelle et a d’importantes répercussions sur plusieurs problèmes liés au milieu de travail, dont l’inégalité entre les sexes sur le plan de la rémunération, la rémunération du travail à temps partiel comparativement au travail à temps plein, la planification d’horaires de travail irréguliers et le droit de refuser de faire des heures supplémentaires.

En outre, la population active du Canada vieillit et elle vit plus longtemps. En outre, la tendance des départs précoces à la retraite s’est inversée à la fin des années 1990, particulièrement chez les hommes. Puisque des portions plus importantes de la population active seront vieillissantes, les coûts liés au vieillissement seront plus élevés, comme dans le cas des pensions et des avantages liés à la retraite, et il sera plus difficile d’assurer la formation des travailleurs plus âgés pour leur permettre d’occuper de nouveaux emplois à mesure que les anciens deviendront désuets. Plusieurs travailleurs plus âgés qui prennent leur retraite retourneront plus tard sur le marché du travail où ils occuperont des emplois non conventionnels. Certaines personnes décideront de le faire parce qu’elles auront le choix, particulièrement si elles touchent déjà une pension, mais d’autres le feront par nécessité, parce que ce seront les seuls emplois disponibles.

L’immigration est particulièrement importante en Ontario, où s’établit la majorité des immigrants qui arrivent au Canada. Malheureusement, il est difficile d’intégrer les immigrants au marché du travail canadien, car ils ne réussiront vraisemblablement pas à atteindre le revenu des travailleurs nés au pays, dont la situation est semblable à tous autres égards. Le problème est encore plus criant pour les vagues d’immigrants arrivés récemment, qui ne peuvent vraisemblablement jamais espérer atteindre les revenus de leurs collègues de travail nés au Canada. Cela a contribué à l’augmentation du taux de pauvreté parmi les immigrants nouvellement arrivés.

Les nouveaux immigrants sont particulièrement susceptibles d’être vulnérables dans les milieux de travail en raison des barrières linguistiques qui peuvent les empêcher de connaître et d’exercer leurs droits. Les nouveaux immigrants peuvent avoir moins tendance à se plaindre relativement au non-respect des normes d’emploi parce qu’ils sont vulnérables sur le plan économique et parce qu’ils craignent les représailles. Ils sont également moins susceptibles de travailler dans des industries syndiquées, où les conditions de travail sont généralement meilleures et mieux surveillées.

Il y a toujours un problème, au Canada, relativement aux étudiants qui entrent sur le marché du travail. Plusieurs étudiants abandonnent leurs études, ce qui a des répercussions très négatives sur leur employabilité et sur leurs revenus. Ce fut particulièrement le cas pour les jeunes Autochtones. Le problème des jeunes qui ont de la difficulté à réussir la transition entre le milieu scolaire et le monde du travail est accentué par l’expérience négative qu’entraîne l’incapacité de trouver un premier emploi après avoir quitté l’école, ce qui peut prolonger les effets « stigmatisants », négatifs et permanents, pouvant se traduire par des revenus inférieurs tout au long de leur vie. Les jeunes peuvent réagir négativement face à une société et un marché du travail qui ne peuvent répondre à leurs besoins, et les employeurs réagissent négativement à la perspective d’embaucher des jeunes qui sont sans emploi pendant une longue période entre le moment où ils ont quitté l’école et leur premier emploi.

Le déclin des syndicats dans le secteur privé

Les taux de couverture syndicale ont diminué en Ontario, passant de 29,9 % en 1997 à 26,8 % en 2015, secteurs public et privé confondusfootnote 39. Le déclin de la couverture syndicale dans le secteur privé a été particulièrement marqué, passant de 19,2 % en 1997 à 14,3 % en 2015, tandis que la couverture syndicale dans le secteur public est demeurée sensiblement plus élevée et plus stable (69,7 % en 1997 contre 70,7 % en 2015). Dans le secteur privé, en Ontario, le déclin de la couverture syndicale touche particulièrement les hommes – elle est passée de 23,8 % en 1997 à 16,0 % en 2015; pour les femmes, le déclin de la couverture syndicale a été moins marqué, passant de 13,7 % en 1997 à 12,3 % en 2015. Ce déclin de la couverture syndicale et de la présence des syndicats dans la province correspond aux tendances constatées dans toutes les provinces. Il s’est également produit dans tous les pays développés; d’ailleurs, le déclin a été modeste au Canada comparativement à plusieurs autres pays développés, particulièrement aux États-Unis.

Une grande partie du déclin dans le secteur privé est attribuable à la perte d’emplois dans les industries et de professions ayant un taux de syndicalisation élevé (par exemple, cols bleus dans le secteur manufacturier) contre des emplois à faible taux de syndicalisation comme les cols blancs (par exemple, services professionnels, techniques et administratifs) et des emplois dans le secteur des services. Certaines autres causes présumées du déclin ont fait l’objet de plusieurs des nombreuses observations qui nous ont été présentées. Certains estiment que le déclin était dû à une plus grande opposition des employeurs aux syndicats, d’autres croient que c’est le résultat de changements spécifiques aux lois du travail qui nuisent à l’organisation, certains autres à l’incapacité du mouvement syndical de se moderniser, de s’adapter et de communiquer efficacement, tandis que plusieurs autres, particulièrement dans le milieu de l’enseignement, mentionnent la loi actuelle et le système de relations industrielles lui-même, qui s’appuie essentiellement sur un modèle de négociation et d’organisation syndicale par milieu de travail, fondé sur la Wagner Act. On dit de ce modèle critiqué qu’il est très peu pertinent pour les milieux de travail d’un très grand nombre de petits employeurs, et qu’il rend l’organisation, la négociation et l’administration d’une convention collective au niveau de l’unité d’un employeur non seulement inefficace, mais virtuellement impossible à concilier.

En 2015, 87 % des milieux de travail en Ontario (définis comme des établissements commerciaux avec des employés) comptaient moins de 20 employés, et environ 30 % de tous les employés travaillaient dans des établissements de ce genrefootnote 40. Dans la mesure où il n’est pas pratique d’organiser, d’administrer et de négocier une convention collective pour un aussi grand nombre d’unités comptant moins de 20 employés (le taux de couverture syndicale dans ces établissements du secteur privé n’était que de 7,2 % en 2015), cela signifie qu’environ 87 % des milieux de travail et près de 30 % de la population active sont pratiquement inadmissibles à la syndicalisation (à l’exception du secteur de la construction)footnote 41.

Le déclin du nombre d’employés syndiqués et du pouvoir des syndicats dans le secteur privé donne encore plus d’importance au régime des normes d’emploi dans l’avenir, car c’est ce régime qui assure le respect des normes minimales pour 86 % des travailleurs du secteur privé. Ce sera d’autant plus vrai si, à l’avenir, de nombreux employés n’ont pas la possibilité d’être représentés par un syndicat.

Conclusions

De toute évidence, il existe un large éventail de pressions et de tendances qui influent sur le milieu de travail. On nous en a parlé pendant les présentations et audiences prévues qui ont eu lieu un peu partout dans la province et lors de la recherche commandée aux fins du présent examen.

Dans de nombreux cas, ces pressions entrent en conflit, par exemple lorsqu’un employeur a besoin de flexibilité, mais que cela nuit à la certitude dont l’employé a besoin pour planifier la conciliation travail-vie. Dans d’autres cas, ces pressions peuvent s’exercer à l’avantage des employés aussi bien que des employeurs, par exemple lorsque certains aspects d’un emploi non conventionnel répondent à la fois aux besoins des employeurs en matière de flexibilité et à ceux de certains travailleurs qui cherchent à concilier leurs obligations professionnelles, personnelles et familiales.

Ces diverses tendances et les pressions exercées sur le milieu de travail mettent en évidence la nécessité d’une réforme des normes d’emploi et de la législation des relations de travail, surtout pour protéger les travailleurs vulnérables et les personnes en situation de travail précaire. Elles jettent également la lumière sur les compromis complexes qui doivent être faits et sur les difficultés à les concilier.


Notes en bas de page

  • note de bas de page[26] Retour au paragraphe Anil Verma, Labour Regulation and Jurisdictional Competitiveness, Investment, and Business Formation: A Review of the Mechanisms and Evidence (Toronto, ministère du Travail de l’Ontario, 2016), préparé pour le ministère du Travail de l’Ontario en vue de soutenir l’Examen portant sur l’évolution des milieux de travail.
  • note de bas de page[27] Retour au paragraphe Un sondage de la société McKinsey & Company a conclu que de 20 à 30 % de la population active en Europe et aux États-Unis s’adonne à une certaine forme de travail autonome. McKinsey & Company, Independent Work: Choice, Necessity, and the Gig Economy.
  • note de bas de page[28] Retour au paragraphe Sunil Johal et Jordann Thirgood, Working Without A Net : Rethinking Canada’s Social Policy in the New Age of Work, recherche noº 132 du Mowat Centre, 22 novembre 2016.
  • note de bas de page[29] Retour au paragraphe Horizons de politiques Canada, Le Canada et le changement de la nature du travail, mai 2016, p. 3.
  • note de bas de page[30] Retour au paragraphe S. Kuek et coll., « The global opportunity in online outsourcing », Groupe de la Banque mondiale, juin 2015.
  • note de bas de page[31] Retour au paragraphe Ibid.
  • note de bas de page[32] Retour au paragraphe Le Canada et le changement de la nature du travail, op. cit., p.1
  • note de bas de page[33] Retour au paragraphe Ibid.
  • note de bas de page[34] Retour au paragraphe Statistique Canada, Tableau CANSIM 282-0008 – Enquête sur la population active (EPA), estimations selon le Système de classification des industries de l’Amérique du Nord (SCIAN), le sexe et le groupe d’âge (Ottawa, Statistique Canada, 2016). Ce sont des calculs effectués par le ministère du Travail de l’Ontario sur la base des données de l’Enquête sur la population active de Statistique Canada.
  • note de bas de page[35] Retour au paragraphe OCDE, Tous concernés : Pourquoi moins d'inégalité profite à tous, éditions OCDE, Paris, 2015, p. 32.
  • note de bas de page[36] Retour au paragraphe Working Without A Net, op. cit., p. 7.
  • note de bas de page[37] Retour au paragraphe Statistique Canada, tableau CANSIM 380-0063 – Produit intérieur brut, en termes de revenus (Ottawa, Statistique Canada, 2016).
  • note de bas de page[38] Retour au paragraphe David Weil, The Fissured Workplace: Why Work Became So Bad for So Many and What Can Be Done to Improve It (Harvard University Press, Cambridge, 2014).
  • note de bas de page[39] Retour au paragraphe Statistique Canada, tableau CANSIM 279-0025 – Effectifs syndiqués, employés et taux de syndicalisation, selon le sexe et la province (Ottawa, Statistique Canada, 2016); Statistique Canada, tableau CANSIM 282-0078 – Enquête sur la population active, estimations du nombre d'employés selon la couverture syndicale, le Système de classification des industries de l'Amérique du Nord, le sexe et le groupe d'âge (Ottawa, Statistique Canada, 2016); Ottawa, Statistique Canada, tableau CANSIM 282-0220 – Enquête sur la population active, employés selon la situation syndicale, le sexe et le groupe d'âge, Canada et provinces (Ottawa, Statistique Canada, 2016). Ce sont des calculs effectués par le ministère du Travail de l’Ontario sur la base des données de l’Enquête sur la population active de Statistique Canada. Le taux de syndicalisation correspond à la proportion de travailleurs actifs membres d’un syndicat, tandis que la couverture syndicale comprend les employés membres d’un syndicat et les employés qui ne sont pas membres d’un syndicat, mais qui sont protégés par une convention collective ou un contrat collectif. Globalement, les taux de couverture syndicale sont supérieurs d’environ deux points de pourcentage aux taux de syndicalisation.
  • note de bas de page[40] Retour au paragraphe Statistique Canada, tableau CANSIM 282-0076 – Enquête sur la population active, estimations du nombre d'employés selon la taille de l'établissement, le Système de classification des industries de l'Amérique du Nord, le sexe et le groupe d'âge (Ottawa, Statistique Canada, 2016); Statistique Canada, tableau CANSIM 552-0003 – Nombre d'entreprises canadiennes, nombre d'emplacements avec employés, selon les tranches d'effectif et le Système de classification des industries de l'Amérique du Nord, Canada et provinces, décembre 2015, semestriel (Ottawa, Statistique Canada, 2016). Ce sont des calculs effectués par le ministère du Travail de l’Ontario sur la base des données de l’Enquête sur la population active de Statistique Canada. Il convient de noter que la base de données de Statistique Canada sur le nombre d’entreprises ne distingue pas les milieux de travail des secteurs public et privé et inclut plutôt les deux secteurs.
  • note de bas de page[41] Retour au paragraphe Les données relatives au taux de couverture syndicale par taille des établissements proviennent de l’enquête sur la population active de Statistique Canada, sur demande spéciale du ministère du Travail de l’Ontario.